Autour du béton

Le bâti a son Histoire qui s’attache tant aux formes qu’aux procédés de construction. Le monde industriel, lieu d’innovation par excellence, a posé de multiples jalons de cette Histoire. Depuis plusieurs décennies maintenant, l’architecture industrielle est entrée dans le monde du patrimoine. Après la préservation des structures de verres et de métal du XIXe siècle, l’intérêt se porte désormais également sur les prémices de l’architecture en béton.

La halle principale des Batignolles et ses ateliers distribués perpendiculairement, mai 2021 (photo de l’auteur)

Les sites industriels peuvent connaître plusieurs vies. Suite aux progrès techniques, au développement ou à la disparition des entreprises, des bâtiments construits dans un but spécifique perdent une partie de leur raison d’être. Différents choix, dictés par la rationalité économique, s’offrent alors aux propriétaires : la réaffectation à une nouvelle activité, la destruction totale ou partielle pour laisser place à d’autres bâtiments voire la vente à un autre entrepreneur. La préservation d’un patrimoine architectural ne rentre pas dans les attributions premières d’une entreprise.

Les propriétés de certains bâtiments (qualité de la construction, localisation, versatilité) leur permettent néanmoins de traverser les décennies et de survivre aux multiples changements de propriétaires et d’activités. C’est alors l’obsolescence et l’urbanisation qui menacent de condamner à la ruine ces édifices dont plus personne ne sait que faire ou ne veut conserver. Soupçonnés d’être sources de nuisances, jugés peu pratiques voire inesthétiques on souhaite alors s’en débarrasser.

Arrive enfin, pour ceux qui ont traversé le temps, le moment ou leur âge devient un atout. Ils sont perçus comme les témoins, parfois les derniers, d’une époque révolue que tous identifient clairement. C’est alors, souvent à l’occasion de l’abandon définitif de leurs fonctions de production, que se posent les questions de conservation et de mise en valeur. Dans un ultime changement d’affectation qui les voit glisser du secteur primaire ou secondaire vers le tertiaire, leur histoire, leurs propriétés sont mises en avant au service du nouveau projet.

La fin des halles de Paris au début des années 1970 voit un des pavillons Baltard être transféré à Nogent-sur-Marne pour devenir une salle de spectacle tandis que quelques arches de toitures prennent la direction d’un jardin public de Yokohama, au Japon. A la fin de cette même décennie, le président de la République Valéry Giscard d’Estaing initie la transformation de la gare d’Orsay en un musée des arts du XIXe siècle. L’architecture industrielle de métal et de verre, emblématique du Second Empire et de la Belle Époque acquiert ainsi, conjointement à sa préservation, quelques lettres de noblesse.

A Nantes, qui a connu une désindustrialisation continue depuis la fin du XXe siècle, l’intérêt patrimonial et la beauté des formes ont également conduit à de nombreuses et heureuses réhabilitations. A l’initiative de la municipalité, l’ancienne Manufacture des Tabacs est ainsi transformée au début des années 1980. Suivront entre les années 1990 et 2010, les anciens chantiers Dubigeon, l’usine LU devenue Lieu Unique, l’usine électrique de Lamoricière ; pour ne citer que les plus représentatives.

Après la sauvegarde d’édifices typiques du XIXe siècle, l’attention se porte désormais, à Nantes comme ailleurs, sur l’architecture industrielle en béton ; caractéristique de la première moitié du XXe siècle .

Un temps menacés d’être purement et simplement rasés, les Grands Moulins de Loire édifiés en 1895 doivent leur préservation au fait d’être parmi les premiers bâtiments en béton armé au monde construits selon le procédé Hennebique. Minoterie jusqu’à la seconde guerre mondiale puis entrepôt, le bâtiment a été réhabilité en 1972 pour abriter des bureaux et renommé Cap 44. Dans le cadre du projet d’urbanisme du quartier Bas-Chantenay, la décision a été prise de conserver en partie les Grands Moulins et de mettre en valeur leur ossature en béton armé ; aux dépends du bardage métallique des années 1970, ôté. Le nouvel ensemble abritera une Cité de l’imaginaire réunissant musée Jules Verne, bibliothèque, lieu d’exposition, un bar-restaurant et une boutique. Il fera face au Jardin Extraordinaire -et peut-être un jour à l’Arbre aux Hérons- installé, ironie de l’Histoire, dans l’ancienne carrière de Miséry en lieu et place des anciennes Brasseries de la Meuse, rasées.

Les Grands Moulins de Loire et leur bardage encore présent face à la carrière Miséry, juillet 2019 (photo de « François de Dijon », CC BY-SA 4.0)

Mais la protection du patrimoine industriel implique également le secteur privé.

En 1998, boulevard Jules Verne, un vaste projet immobilier mêlant logement sociaux et activité commerciale s’attache à conserver les nefs à voûte béton de la Chocolaterie de la Compagnie Nantaise des Chocolats construite en 1920 puis occupée de 1950 à 1989 par les conserveries Saupiquet. Vingt ans après la réhabilitation, en 2019, l’enseigne Lidl occupant ces nefs les rénove dans un esprit de protection et de mise en valeur ; respectant en cela leur inscription -non contraignante- au « patrimoine nantais ». Cette liste inscrit au PLUm de Nantes Métropole les « édifices remarquables en eux-mêmes pour leurs qualités de composition, de style, de représentativité d’une époque de l’histoire de l’architecture ou de l’histoire ».

Les halles conservées de l’ancienne Compagnie Nantaise des Chocolats aujourd’hui exploitées par l’enseigne Lidl, mai 2021 (photo de l’auteur)

A proximité immédiate de l’ancienne chocolaterie, le long du même boulevard Jules Verne, se trouve l’imposant site des Batignolles (plus de 200 000 m² dont 80 000 couverts) également inauguré en 1920 et dont certains bâtiments sont classés au « patrimoine nantais ». L’usine, alors bâti en pleine campagne, a fortement contribué au développement industriel du secteur nord-est de Nantes.

L’ensemble est constitué de halles abritant différents ateliers distribuées perpendiculairement de part et d’autres d’une grande nef principale destinée à l’assemblage final des locomotives à vapeur. Très lumineux grâce aux nombreuses fenêtre hautes et aux verrières en pignon, les différents bâtiments sont édifiés par la société Limousin & Cie, spécialisée dans le béton armé. Si Eugène Freyssinet travaille à l’époque pour cette société, il apparaît toutefois peu probable que le procédé de béton précontraint auquel l’ingénieur donnera son nom ait été utilisé. En effet le brevet ne sera déposé qu’en 1928. Cependant, Freyssinet expérimentait déjà depuis plusieurs années les techniques qui allaient le conduire à sa découverte ainsi que d’autres innovations telles que les voûtes à nervures supérieures, peut-être utilisées aux Batignolles. En cela, le site est un jalon majeur dans l’histoire de la construction en béton.

Les halles ateliers destinées à la réhabilitation, mai 2021 (photo de l’auteur). Une vue d’artiste du projet fini est disponible ici

Depuis son origine ferroviaire, le site s’est progressivement diversifié et est encore exploité en partie de nos jours par différentes entreprises. Eiffage Immobilier a lancé en 2020 un projet de réhabilitation de deux halles contiguës de cet ensemble. Elles seront adossées à un nouvel immeuble de bureaux. L’intérêt porté par le groupe Eiffage à la protection ainsi qu’à la mise en valeur de ces halles âgées d’un siècle lui a valu la reconnaissance de ses pairs. Le projet la Forge-Ranzay a reçu une Pyramide d’Argent dans le cadre du Prix de l’Immobilier d’Entreprise remis par la Fédération des Promoteurs Immobiliers (FPI).

On ne peut que se féliciter des nombreuses interactions entre partenaires publics, privés et associations qui conduisent à préserver, outre les bâtiments, la mémoire des hommes et des techniques. L’intérêt patrimonial d’un édifice peut participer à la plus-value d’un projet de réhabilitation immobilière.

Au confluent de l’art, de l’histoire et de l’architecture industrielle

L’esprit humain nourrit, de longue date, un attrait et une fascination pour les accumulations. Jouant sur le fond et sur la forme, avec l’effet hypnotique de leurs séries, les époux Becher ont mis en valeur l’architecture industrielle européenne.

« Tipologie »​ par Vardar00, mai 2020. Photo d’une exposition des époux Becher CC BY-SA 4.0

Pour qui est familier de l’archéologie, les études typologiques sont un concept familier. Répertoires et classements raisonnés d’artefacts de même type, elles permettent aux spécialistes d’identifier parmi les vestiges les traces d’une civilisation. A partir de quelques tessons de terre cuite, de proposer par comparaison une première datation d’un site archéologique.

Dans leur œuvre commune, les photographes Bernd et Hilla Becher ont justement choisi de traiter leurs sujets sous forme de typologies. Jusqu’à en donner le nom à leur travaux. De la prise de vue jusqu’à la présentation des clichés, tout est fait pour s’inscrire résolument dans cette tradition scientifique.

En 1959, ils choisissent de photographier les bâtiments industriel des XIXe et XXe siècles, d’abord dans la vallée de la Ruhr, d’où est originaire Bernd, puis à partir de 1965 plus largement en Europe de l’Ouest et aux États-Unis.

Techniquement, ils s’imposent une procédure identique pour chaque prise de vue :

  • un ciel couvert pour éviter les ombres, obtenir une lumière neutre et identique
  • un cadrage et un angle de vue serrés autour du seul sujet pour l’isoler de son environnement
  • l’absence de présence humaine
  • une prise de vue en surplomb avec une ligne d’horizon fixée au quart de la hauteur de l’objet immortalisé
  • l’usage d’une chambre photographique et d’un téléobjectif pour obtenir une image détaillée et sans déformation

Les séries de photos sont ensuite organisées par types de bâtiments (châteaux d’eau, chevalement de mine, gazomètres, hauts-fourneaux, silos à grains, tours de refroidissement, etc.), de régions, d’époques et de formes.

Puis elles sont exposées ou même publiées par groupes de 6, 9 ou 15. L’intention est alors d’amener le spectateur à observer les similarités dictées par la fonction ainsi que les différences d’exécution. Et parfois, de manière inattendue dans un univers industrieux qu’on imagine à tort austère, mettre en évidence la recherche esthétique qui a présidé à leur conception.

Tout d’abord perçu comme des artistes d’avant-garde, Bernd et Hilla Brecher ont acquis par la suite, avec plus de 16 000 clichés, une notoriété qui leur a valu la reconnaissance de leurs pairs et du public.

On leur doit également, comme à d’autres artistes contemporains, une mise en lumière du patrimoine industriel. Au début de leur carrière, ceux de ces édifices qui étaient frappés d’obsolescence étaient souvent voués à la destruction sans remords ni regrets. Par sa beauté formelle, leur travail à contribué à la prise de conscience du bien-fondé de la conservation de ces bâtiments.

Autour d’un monument de fer et d’acier

La vue d’un château-fort évoque en chacun de nous des images de chevaliers et de Moyen-Age. A l’instar de ces vestiges de pierre, le patrimoine industriel, parfois encore méprisé, peut également témoigner de l’Histoire locale. Tel est le cas de cette trémie photographiée à Sainte-Luce-sur-Loire, au bord du fleuve.

Trémie, seconde moitié du XXe siècle, Sainte-Luce-sur-Loire (photo G. Brunet)

Aujourd’hui exploitée par Lafarge granulats, elle était, jusqu’à l’interdiction de l’extraction du sable dans le lit mineur de la Loire en 1993, partie intégrante de la sablière dirigée par le précédent exploitant : la Florentaise.

Les différentes sablières implantées sur les bords de la Loire en amont de Nantes, parallèlement à une activité destinée à fournir le secteur de la construction, s’inséraient alors également dans un véritable système économique.

Depuis le XIXe siècle, le développement de Nantes s’était accompagné de celui du maraîchage. Mais, après la seconde guerre mondiale, l’essor urbain se fit aux dépends des terres agricoles et le maraîchage s’implanta alors plus fortement au Sud de la Loire.

La construction de la levée de la Divatte entre 1847 et 1856 avait permis de gagner sur le fleuve de fertiles terres limoneuses. Et c’est donc naturellement dans cette vallée que s’est également déployée au milieu du XXe siècle une partie de l’activité maraîchère nantaise.

Particulièrement recherché pour ses qualités agronomiques, le sable de Loire trouvait alors un débouché important dans ses parages immédiats. De nombreuses, trémies semblables à celle-ci, étaient alors implantées sur les cales de la levée la Divatte et même jusqu’aux portes de Nantes, à proximité du quartier Malakoff, sur la rive droite du fleuve.

Devenue en quelques décennies une des villes les plus importantes du secteur agroalimentaire, Nantes concentrait sur quelques kilomètres de Loire toutes les activités de la filière. De l’extraction du sable en passant par la production maraîchère jusqu’à la vente au M.I.N. (Marché d’Intérêt National) et la transformation.

De nos jours, suite à l’interdiction de l’extraction, presque toutes les trémies ont disparu ; sur la levée de la Divatte comme à l’extrémité du boulevard de Sarrebruck à Nantes. Celle de Sainte-Luce-sur-Loire est une des dernières survivantes.

En faisant abstraction des considérations esthétiques, forcément subjectives, ces chapelles d’acier témoignent d’une histoire à laquelle la population est parfois plus attachée qu’on l’imagine. Souvenons-nous ainsi de l’attachement toujours vif des habitants du Nord de la France pour leurs terrils et leurs corons ou, à Nantes même, de la mobilisation pour la conservation des grues Titan, aujourd’hui classée…

Les entreprises marquent donc également le paysage de leur empreinte historique. Elles contribuent à créer un patrimoine architectural que s’approprie finalement la population comme un témoignage de son Histoire ; au même titre que des châteaux ou des églises.