Ce dimanche, à bientôt 50 ans, j’ai pour la première fois de ma vie pris le Bac de Loire entre Couëron et le Pellerin.
Coincé par les voitures voisines, je n’ai pas eu le loisir de m’extraire de mon véhicule pour profiter du paysage durant les quelques minutes de la traversée.
Qu’importe. Mes autres sens m’ont fait apprécier une chose toute aussi exceptionnelle. Tout d’abord la vibration, rapidement suivie du grondement des moteurs qui montent en régime pour réussir à arracher le bac de la cale.
Je me suis alors demandé si les autres passagers mesuraient bien l’exploit que représente cette si brève traversée gratuite.
Chargé d’une quarantaine de véhicules, le bac doit déplacer plus de 350 tonnes quel que soit le débit de la Loire. Ici soumise à l’influence et à la puissance des marées. Et cela toutes les 20 minutes durant 14 heures d’affilée, 364 jours par an.
Sans être ingénieur ni mécanicien, je pressens le poids de ces contraintes en termes d’usure, de maintenance et de fiabilité.
Il y a des exploits invisibles dans notre quotidien. Et de nombreuses personnes qui les conçoivent, les entretiennent ou les pilotent.
Durant la Guerre Froide, travailler pour la Marine Nationale et un des plus importants groupes industriels de France n’excluait pas quelques cachotteries…
En 1953, La Marine Nationale lançait le chantier d’une nouvelle classe de sous-marin d’attaque avec Le Narval. La construction des moteurs diesel était confiée à la Société des Forges et Ateliers du Creusot (SFAC), filiale de la puissante Schneider et Cie. Les réducteurs étaient sous-traités aux Ateliers et Chantier de Bretagne (ACB) à Nantes.
Chef-Monteur aux ACB, Yvon MOY, mon défunt grand-père, a été envoyé au Creusot en 1953 et 1954. Il devait assister au montage sur le moteur, aux essais et aux réglages du groupe réducteur Vulcan. Très fier de ce chantier encore 40 ans plus tard, il en avait conservé quelques documents : carnets de relevés d’essais et échanges avec la direction des ACB.
C’est en triant ces lettres et télégrammes dont j’ai hérité que j’ai découvert une intéressante pièce. Entre les très officielles lettres dactylographiées donnant des consignes ou rendant compte se trouvait une note griffonnée sur un morceau de feuille.
« 7-10-53
Mon cher Moy,
Il est bien évident que les contrôles que nous vous demandons par ailleurs doivent être effectués avec les plus grandes précautions, de manière à éviter toute question indiscrète des Services de la Surveillance ou de notre client –
Bien cordialement
Rouet »
Les premiers essais au Creusot du réducteur Vulcan avaient commencé le 25 septembre 1953. Dans un brouillon de lettre en date du 5 octobre, mon aïeul semblait s’inquiéter de traces (portage) sur le coussinet inférieur d’un palier. La réponse officielle de la direction le 7 octobre se voulait rassurante. Peut-être s’agissait-il déjà d’un élément de langage à destination de la SFAC.
Mais , il était également demandé de « faire votre possible pour examiner ce coussinet inférieur et nous téléphoner le résultat de vos observations ». Si nous faisons le lien avec la note datée du même jour, il apparaît vraisemblable que ce point particulier inquiétait les ACB et qu’ils craignaient que cela soit découvert tant par la SFAC que par les mystérieux « Services de la Surveillance » (ceux de la Marine ? Du ministère de la Défense nationale et des Forces armées ?).
La poursuite de la campagne d’essais durant l’année 1954 donna satisfaction aux ACB et à la SFAC. Le développement du Narval et du Marsouin se poursuivit jusqu’à leur lancement en 1957. La petite cachotterie initiale aura donc été sans conséquence.
Derrière cet emprunt aux vers de Lamartine se cache une réelle interrogation. Lors de mes rencontres professionnelles, il est arrivé plusieurs fois que mon interlocuteur s’inquiète, avec une pointe de gêne, de n’avoir rien conservé ou presque de l’histoire de son entreprise, aucune machine ancienne et, a fortiori, aucun produit fini. Comment alors raconter et illustrer cette histoire ?
C’est justement le propre de l’Historien que de faire parler les indices ténus qui ont survécus. De les croiser avec d’autres témoignages pour retracer les fils de la mémoire.
Pour illustrer mon propos, une brève anecdote personnelle.
Après le décès de mes grands-parents, j’ai hérité d’une poignée de piécettes éparses sans grande valeur et d’un petit médaillon. Il s’agissait typiquement des fonds de poche qu’un voyageur ramène à l’issue de son périple faute d’avoir pu les changer et aussi pour conserver un souvenir à peu de frais.
Les pays d’origine et les dates des pièces, principalement de 1950 à 1969, m’ont permis de les attribuer sans difficulté et avec certitude à mon grand-père.
Avec elles a ressurgi une partie de sa vie professionnelle. Ouvrier aux ateliers et Chantiers de Bretagne à Nantes (ACB), je savais qu’il avait effectué de nombreux déplacements. Ces monnaies m’ont permis d’interroger et de réveiller l’histoire familiale pour en apprendre plus encore.
Ma mère et mes tantes ont affiné les dates des voyages et les destinations. Elles m’ont raconté le déchirement pour lui de quitter son épouse adorée mais la nécessité d’obtenir des primes pour nourrir une famille nombreuse et payer sa maison. Mais aussi les joies inattendues de cet éloignement subi, avec le coup de foudre pour le Portugal et le Fado. Enfin, le séjour au nord du cercle arctique à Mourmansk, en URSS, dans des conditions climatiques et politiques glaciales…
L’examen de ces pièces et du médaillon de Bielefeld m’a aussi fait réaliser que le savoir des ACB était à cette époque recherché non seulement par quelques pays pauvres mais également par des puissances financières ou techniques de premier plan, comme la Suisse ou l’Allemagne.
Par ce qu’elles disaient ou ce qu’elles ont fait ressurgir, ces quelques pièces m’en ont finalement appris beaucoup.
Il y a, sans aucun doute, dans vos ateliers ou vos bureaux des objets qui attendent de raconter une partie de l’histoire de votre entreprise.
Le bâti a son Histoire qui s’attache tant aux formes qu’aux procédés de construction. Le monde industriel, lieu d’innovation par excellence, a posé de multiples jalons de cette Histoire. Depuis plusieurs décennies maintenant, l’architecture industrielle est entrée dans le monde du patrimoine. Après la préservation des structures de verres et de métal du XIXe siècle, l’intérêt se porte désormais également sur les prémices de l’architecture en béton.
Les sites industriels peuvent connaître plusieurs vies. Suite aux progrès techniques, au développement ou à la disparition des entreprises, des bâtiments construits dans un but spécifique perdent une partie de leur raison d’être. Différents choix, dictés par la rationalité économique, s’offrent alors aux propriétaires : la réaffectation à une nouvelle activité, la destruction totale ou partielle pour laisser place à d’autres bâtiments voire la vente à un autre entrepreneur. La préservation d’un patrimoine architectural ne rentre pas dans les attributions premières d’une entreprise.
Les propriétés de certains bâtiments (qualité de la construction, localisation, versatilité) leur permettent néanmoins de traverser les décennies et de survivre aux multiples changements de propriétaires et d’activités. C’est alors l’obsolescence et l’urbanisation qui menacent de condamner à la ruine ces édifices dont plus personne ne sait que faire ou ne veut conserver. Soupçonnés d’être sources de nuisances, jugés peu pratiques voire inesthétiques on souhaite alors s’en débarrasser.
Arrive enfin, pour ceux qui ont traversé le temps, le moment ou leur âge devient un atout. Ils sont perçus comme les témoins, parfois les derniers, d’une époque révolue que tous identifient clairement. C’est alors, souvent à l’occasion de l’abandon définitif de leurs fonctions de production, que se posent les questions de conservation et de mise en valeur. Dans un ultime changement d’affectation qui les voit glisser du secteur primaire ou secondaire vers le tertiaire, leur histoire, leurs propriétés sont mises en avant au service du nouveau projet.
La fin des halles de Paris au début des années 1970 voit un des pavillons Baltard être transféré à Nogent-sur-Marne pour devenir une salle de spectacle tandis que quelques arches de toitures prennent la direction d’un jardin public de Yokohama, au Japon. A la fin de cette même décennie, le président de la République Valéry Giscard d’Estaing initie la transformation de la gare d’Orsay en un musée des arts du XIXe siècle. L’architecture industrielle de métal et de verre, emblématique du Second Empire et de la Belle Époque acquiert ainsi, conjointement à sa préservation, quelques lettres de noblesse.
A Nantes, qui a connu une désindustrialisation continue depuis la fin du XXe siècle, l’intérêt patrimonial et la beauté des formes ont également conduit à de nombreuses et heureuses réhabilitations. A l’initiative de la municipalité, l’ancienne Manufacture des Tabacs est ainsi transformée au début des années 1980. Suivront entre les années 1990 et 2010, les anciens chantiers Dubigeon, l’usine LU devenue Lieu Unique, l’usine électrique de Lamoricière ; pour ne citer que les plus représentatives.
Après la sauvegarde d’édifices typiques du XIXe siècle, l’attention se porte désormais, à Nantes comme ailleurs, sur l’architecture industrielle en béton ; caractéristique de la première moitié du XXe siècle .
Un temps menacés d’être purement et simplement rasés, les Grands Moulins de Loire édifiés en 1895 doivent leur préservation au fait d’être parmi les premiers bâtiments en béton armé au monde construits selon le procédé Hennebique. Minoterie jusqu’à la seconde guerre mondiale puis entrepôt, le bâtiment a été réhabilité en 1972 pour abriter des bureaux et renommé Cap 44. Dans le cadre du projet d’urbanisme du quartier Bas-Chantenay, la décision a été prise de conserver en partie les Grands Moulins et de mettre en valeur leur ossature en béton armé ; aux dépends du bardage métallique des années 1970, ôté. Le nouvel ensemble abritera une Cité de l’imaginaire réunissant musée Jules Verne, bibliothèque, lieu d’exposition, un bar-restaurant et une boutique. Il fera face au Jardin Extraordinaire -et peut-être un jour à l’Arbre aux Hérons- installé, ironie de l’Histoire, dans l’ancienne carrière de Miséry en lieu et place des anciennes Brasseries de la Meuse, rasées.
Mais la protection du patrimoine industriel implique également le secteur privé.
En 1998, boulevard Jules Verne, un vaste projet immobilier mêlant logement sociaux et activité commerciale s’attache à conserver les nefs à voûte béton de la Chocolaterie de la Compagnie Nantaise des Chocolats construite en 1920 puis occupée de 1950 à 1989 par les conserveries Saupiquet. Vingt ans après la réhabilitation, en 2019, l’enseigne Lidl occupant ces nefs les rénove dans un esprit de protection et de mise en valeur ; respectant en cela leur inscription -non contraignante- au « patrimoine nantais ». Cette liste inscrit au PLUm de Nantes Métropole les « édifices remarquables en eux-mêmes pour leurs qualités de composition, de style, de représentativité d’une époque de l’histoire de l’architecture ou de l’histoire ».
A proximité immédiate de l’ancienne chocolaterie, le long du même boulevard Jules Verne, se trouve l’imposant site des Batignolles (plus de 200 000 m² dont 80 000 couverts) également inauguré en 1920 et dont certains bâtiments sont classés au « patrimoine nantais ». L’usine, alors bâti en pleine campagne, a fortement contribué au développement industriel du secteur nord-est de Nantes.
L’ensemble est constitué de halles abritant différents ateliers distribuées perpendiculairement de part et d’autres d’une grande nef principale destinée à l’assemblage final des locomotives à vapeur. Très lumineux grâce aux nombreuses fenêtre hautes et aux verrières en pignon, les différents bâtiments sont édifiés par la société Limousin & Cie, spécialisée dans le béton armé. Si Eugène Freyssinet travaille à l’époque pour cette société, il apparaît toutefois peu probable que le procédé de béton précontraint auquel l’ingénieur donnera son nom ait été utilisé. En effet le brevet ne sera déposé qu’en 1928. Cependant, Freyssinet expérimentait déjà depuis plusieurs années les techniques qui allaient le conduire à sa découverte ainsi que d’autres innovations telles que les voûtes à nervures supérieures, peut-être utilisées aux Batignolles. En cela, le site est un jalon majeur dans l’histoire de la construction en béton.
Depuis son origine ferroviaire, le site s’est progressivement diversifié et est encore exploité en partie de nos jours par différentes entreprises. Eiffage Immobilier a lancé en 2020 un projet de réhabilitation de deux halles contiguës de cet ensemble. Elles seront adossées à un nouvel immeuble de bureaux. L’intérêt porté par le groupe Eiffage à la protection ainsi qu’à la mise en valeur de ces halles âgées d’un siècle lui a valu la reconnaissance de ses pairs. Le projet la Forge-Ranzay a reçu une Pyramide d’Argent dans le cadre du Prix de l’Immobilier d’Entreprise remis par la Fédération des Promoteurs Immobiliers (FPI).
On ne peut que se féliciter des nombreuses interactions entre partenaires publics, privés et associations qui conduisent à préserver, outre les bâtiments, la mémoire des hommes et des techniques. L’intérêt patrimonial d’un édifice peut participer à la plus-value d’un projet de réhabilitation immobilière.
La vue d’un château-fort évoque en chacun de nous des images de chevaliers et de Moyen-Age. A l’instar de ces vestiges de pierre, le patrimoine industriel, parfois encore méprisé, peut également témoigner de l’Histoire locale. Tel est le cas de cette trémie photographiée à Sainte-Luce-sur-Loire, au bord du fleuve.
Aujourd’hui exploitée par Lafarge granulats, elle était, jusqu’à l’interdiction de l’extraction du sable dans le lit mineur de la Loire en 1993, partie intégrante de la sablière dirigée par le précédent exploitant : la Florentaise.
Les différentes sablières implantées sur les bords de la Loire en amont de Nantes, parallèlement à une activité destinée à fournir le secteur de la construction, s’inséraient alors également dans un véritable système économique.
Depuis le XIXe siècle, le développement de Nantes s’était accompagné de celui du maraîchage. Mais, après la seconde guerre mondiale, l’essor urbain se fit aux dépends des terres agricoles et le maraîchage s’implanta alors plus fortement au Sud de la Loire.
La construction de la levée de la Divatte entre 1847 et 1856 avait permis de gagner sur le fleuve de fertiles terres limoneuses. Et c’est donc naturellement dans cette vallée que s’est également déployée au milieu du XXe siècle une partie de l’activité maraîchère nantaise.
Particulièrement recherché pour ses qualités agronomiques, le sable de Loire trouvait alors un débouché important dans ses parages immédiats. De nombreuses, trémies semblables à celle-ci, étaient alors implantées sur les cales de la levée la Divatte et même jusqu’aux portes de Nantes, à proximité du quartier Malakoff, sur la rive droite du fleuve.
Devenue en quelques décennies une des villes les plus importantes du secteur agroalimentaire, Nantes concentrait sur quelques kilomètres de Loire toutes les activités de la filière. De l’extraction du sable en passant par la production maraîchère jusqu’à la vente au M.I.N. (Marché d’Intérêt National) et la transformation.
De nos jours, suite à l’interdiction de l’extraction, presque toutes les trémies ont disparu ; sur la levée de la Divatte comme à l’extrémité du boulevard de Sarrebruck à Nantes. Celle de Sainte-Luce-sur-Loire est une des dernières survivantes.
En faisant abstraction des considérations esthétiques, forcément subjectives, ces chapelles d’acier témoignent d’une histoire à laquelle la population est parfois plus attachée qu’on l’imagine. Souvenons-nous ainsi de l’attachement toujours vif des habitants du Nord de la France pour leurs terrils et leurs corons ou, à Nantes même, de la mobilisation pour la conservation des grues Titan, aujourd’hui classée…
Les entreprises marquent donc également le paysage de leur empreinte historique. Elles contribuent à créer un patrimoine architectural que s’approprie finalement la population comme un témoignage de son Histoire ; au même titre que des châteaux ou des églises.