Le bâti a son Histoire qui s’attache tant aux formes qu’aux procédés de construction. Le monde industriel, lieu d’innovation par excellence, a posé de multiples jalons de cette Histoire. Depuis plusieurs décennies maintenant, l’architecture industrielle est entrée dans le monde du patrimoine. Après la préservation des structures de verres et de métal du XIXe siècle, l’intérêt se porte désormais également sur les prémices de l’architecture en béton.
Les sites industriels peuvent connaître plusieurs vies. Suite aux progrès techniques, au développement ou à la disparition des entreprises, des bâtiments construits dans un but spécifique perdent une partie de leur raison d’être. Différents choix, dictés par la rationalité économique, s’offrent alors aux propriétaires : la réaffectation à une nouvelle activité, la destruction totale ou partielle pour laisser place à d’autres bâtiments voire la vente à un autre entrepreneur. La préservation d’un patrimoine architectural ne rentre pas dans les attributions premières d’une entreprise.
Les propriétés de certains bâtiments (qualité de la construction, localisation, versatilité) leur permettent néanmoins de traverser les décennies et de survivre aux multiples changements de propriétaires et d’activités. C’est alors l’obsolescence et l’urbanisation qui menacent de condamner à la ruine ces édifices dont plus personne ne sait que faire ou ne veut conserver. Soupçonnés d’être sources de nuisances, jugés peu pratiques voire inesthétiques on souhaite alors s’en débarrasser.
Arrive enfin, pour ceux qui ont traversé le temps, le moment ou leur âge devient un atout. Ils sont perçus comme les témoins, parfois les derniers, d’une époque révolue que tous identifient clairement. C’est alors, souvent à l’occasion de l’abandon définitif de leurs fonctions de production, que se posent les questions de conservation et de mise en valeur. Dans un ultime changement d’affectation qui les voit glisser du secteur primaire ou secondaire vers le tertiaire, leur histoire, leurs propriétés sont mises en avant au service du nouveau projet.
La fin des halles de Paris au début des années 1970 voit un des pavillons Baltard être transféré à Nogent-sur-Marne pour devenir une salle de spectacle tandis que quelques arches de toitures prennent la direction d’un jardin public de Yokohama, au Japon. A la fin de cette même décennie, le président de la République Valéry Giscard d’Estaing initie la transformation de la gare d’Orsay en un musée des arts du XIXe siècle. L’architecture industrielle de métal et de verre, emblématique du Second Empire et de la Belle Époque acquiert ainsi, conjointement à sa préservation, quelques lettres de noblesse.
A Nantes, qui a connu une désindustrialisation continue depuis la fin du XXe siècle, l’intérêt patrimonial et la beauté des formes ont également conduit à de nombreuses et heureuses réhabilitations. A l’initiative de la municipalité, l’ancienne Manufacture des Tabacs est ainsi transformée au début des années 1980. Suivront entre les années 1990 et 2010, les anciens chantiers Dubigeon, l’usine LU devenue Lieu Unique, l’usine électrique de Lamoricière ; pour ne citer que les plus représentatives.
Après la sauvegarde d’édifices typiques du XIXe siècle, l’attention se porte désormais, à Nantes comme ailleurs, sur l’architecture industrielle en béton ; caractéristique de la première moitié du XXe siècle .
Un temps menacés d’être purement et simplement rasés, les Grands Moulins de Loire édifiés en 1895 doivent leur préservation au fait d’être parmi les premiers bâtiments en béton armé au monde construits selon le procédé Hennebique. Minoterie jusqu’à la seconde guerre mondiale puis entrepôt, le bâtiment a été réhabilité en 1972 pour abriter des bureaux et renommé Cap 44. Dans le cadre du projet d’urbanisme du quartier Bas-Chantenay, la décision a été prise de conserver en partie les Grands Moulins et de mettre en valeur leur ossature en béton armé ; aux dépends du bardage métallique des années 1970, ôté. Le nouvel ensemble abritera une Cité de l’imaginaire réunissant musée Jules Verne, bibliothèque, lieu d’exposition, un bar-restaurant et une boutique. Il fera face au Jardin Extraordinaire -et peut-être un jour à l’Arbre aux Hérons- installé, ironie de l’Histoire, dans l’ancienne carrière de Miséry en lieu et place des anciennes Brasseries de la Meuse, rasées.
Mais la protection du patrimoine industriel implique également le secteur privé.
En 1998, boulevard Jules Verne, un vaste projet immobilier mêlant logement sociaux et activité commerciale s’attache à conserver les nefs à voûte béton de la Chocolaterie de la Compagnie Nantaise des Chocolats construite en 1920 puis occupée de 1950 à 1989 par les conserveries Saupiquet. Vingt ans après la réhabilitation, en 2019, l’enseigne Lidl occupant ces nefs les rénove dans un esprit de protection et de mise en valeur ; respectant en cela leur inscription -non contraignante- au « patrimoine nantais ». Cette liste inscrit au PLUm de Nantes Métropole les « édifices remarquables en eux-mêmes pour leurs qualités de composition, de style, de représentativité d’une époque de l’histoire de l’architecture ou de l’histoire ».
A proximité immédiate de l’ancienne chocolaterie, le long du même boulevard Jules Verne, se trouve l’imposant site des Batignolles (plus de 200 000 m² dont 80 000 couverts) également inauguré en 1920 et dont certains bâtiments sont classés au « patrimoine nantais ». L’usine, alors bâti en pleine campagne, a fortement contribué au développement industriel du secteur nord-est de Nantes.
L’ensemble est constitué de halles abritant différents ateliers distribuées perpendiculairement de part et d’autres d’une grande nef principale destinée à l’assemblage final des locomotives à vapeur. Très lumineux grâce aux nombreuses fenêtre hautes et aux verrières en pignon, les différents bâtiments sont édifiés par la société Limousin & Cie, spécialisée dans le béton armé. Si Eugène Freyssinet travaille à l’époque pour cette société, il apparaît toutefois peu probable que le procédé de béton précontraint auquel l’ingénieur donnera son nom ait été utilisé. En effet le brevet ne sera déposé qu’en 1928. Cependant, Freyssinet expérimentait déjà depuis plusieurs années les techniques qui allaient le conduire à sa découverte ainsi que d’autres innovations telles que les voûtes à nervures supérieures, peut-être utilisées aux Batignolles. En cela, le site est un jalon majeur dans l’histoire de la construction en béton.
Depuis son origine ferroviaire, le site s’est progressivement diversifié et est encore exploité en partie de nos jours par différentes entreprises. Eiffage Immobilier a lancé en 2020 un projet de réhabilitation de deux halles contiguës de cet ensemble. Elles seront adossées à un nouvel immeuble de bureaux. L’intérêt porté par le groupe Eiffage à la protection ainsi qu’à la mise en valeur de ces halles âgées d’un siècle lui a valu la reconnaissance de ses pairs. Le projet la Forge-Ranzay a reçu une Pyramide d’Argent dans le cadre du Prix de l’Immobilier d’Entreprise remis par la Fédération des Promoteurs Immobiliers (FPI).
On ne peut que se féliciter des nombreuses interactions entre partenaires publics, privés et associations qui conduisent à préserver, outre les bâtiments, la mémoire des hommes et des techniques. L’intérêt patrimonial d’un édifice peut participer à la plus-value d’un projet de réhabilitation immobilière.